Même l’éternité a une fin :
La disruption professionnelle dans le domaine des banking operations et ses conséquences
La numérisation progresse, pas forcément aussi rapidement qu’espéré par certains. Et pourtant, il faut encore des spécialistes des processus consciencieux et axés sur la qualité dans les domaines du back-office, les banking operations. Ces créateurs invisibles de l’extérieur ont développé une mentalité propre qui leur a bien réussi jusqu’à présent, mais qui risque désormais de devenir un piège pour beaucoup en ces temps d’évolution et de changement brusques.
Franca Denise Burkhardt
Une décision pour l’éternité
Lenox* a fait son apprentissage dans le commerce de détail. Dans les années 1980, lorsque les banques ont offert à des personnes extérieures à la branche une possibilité d’intégrer un secteur rémunérateur, Lenox a saisi sa chance. Au fond, son précédent emploi lui plaisait. Mais il était jeune, et le secteur bancaire, avec ses gens bien habillés qui s’occupaient de clients fortunés du monde entier, l’attirait. C’était un secteur qui faisait la marque de fabrique de la Suisse et dont on appréciait les employé-e-s.
L’entretien avec le responsable du département, alors âgé d’environ cinquante ans, pour lequel Lenox allait travailler se déroula bien. Lenox n’était pas très sûr de lui, pourtant. Le bâtiment de la grande banque était impressionnant, avec tous ces gens qui s’affairaient partout, vêtus de complets sombres avec de belles cravates. Quelle expérience! Le point d’orgue de l’entretien a été le salaire. Jamais il n’aurait rêvé de gagner plus de 85 000 francs par an. Soudainement, des portes s’ouvraient devant lui et des possibilités familiales qu’il n’aurait jamais pu imaginer auparavant lui devenaient désormais accessibles. Il franchissait un pas dans un nouveau secteur, une nouvelle vie, pour toujours.
Au début, Lenox trouva le travail difficile. Il commençait la journée à huit heures précises, parfois avant. Ses collègues et lui-même travaillaient dans le calme, avec concentration et minutie, sur des tâches répétitives. On ne sollicitait le supérieur que pour des cas difficiles ou des questions spéciales. Les pauses étaient un peu plus détendues. Nombre de collègues venaient également d’autres secteurs, tout comme lui. Certains avaient aussi fait un apprentissage bancaire. Leur point commun à tous: ils appréciaient cette organisation du travail. Les tâches individuelles ne semblaient pas impliquer de grande responsabilité. Mais prises ensemble, elles assuraient le traitement des paiements, étape après étape, formulaire après formulaire, avec la précision d’une montre suisse. Il était une partie d’un tout, un membre d’une équipe soudée.
Avec les années, les modifications des processus se sont multipliées. En particulier l’évolution technologique a exigé que même Lenox apprenne à se servir d’un ordinateur et de différents systèmes. Rétrospectivement, il est presque fier de tout ce qu’il a appris à cette époque. Il sourit quand il repense au jeune homme d’alors, pendant son entretien d’embauche. Aujourd’hui encore, cela lui fait quelque chose de pénétrer dans les grands bâtiments, de frayer son chemin parmi l’essaim d’employé-e-s de la banque jusqu’à son poste de travail et de s’ouvrir à un univers technique qu’il a découvert en commençant en bas de l’échelle. Il connaît ses processus, chaque manipulation est sûre. C’est un spécialiste du traitement, et il en est fier.
Incarnation de la qualité et de la conscience du devoir
Lenox fait partie des experts techniques relevant du domaine appelé «banking operations». On peut aussi parler d’unités de back-office ou tout simplement du traitement. Pratiquement invisibles aux gens de l’extérieur, ils ressemblent bien peu de par leur apparence aux conseillères et conseillers à la clientèle des différents départements qui rayonnent auprès de leur clientèle. Dans l’espace du back-office, tout est certes calme, mais pas immobile. Certaines personnes se réunissent devant un écran pour discuter d’un problème survenu. D’autres travaillent, concentrées, en ne laissant entendre que le cliquettement d’un clavier. Au lancement d’un «bonjour!» un peu sonore, on observe des regards étonnés, quelques sourires amusés, peut-être un murmure et immédiatement après, le retour du cliquettement assidu sur le clavier. Le bruit, l’autopromotion, l’exubérance ne font pas partie de la mentalité de ces unités. Elles préfèrent la précision, le zèle et la concentration. Nombre de ces employé-e-s n’ont pas de formation académique et ne peuvent pas s’imaginer être au centre des attentions et lancer d’importantes initiatives. Mais en tant que groupe, ils sont d’une efficacité incroyable. L’interaction de nombreux petits gestes et de nombreux petits processus offre une performance puissante indispensable à la banque. Ils sont fiers de leur travail et défendent, s’il le faut, la qualité de leurs processus. La négligence à l’égard de processus validés est quasiment la seule chose capable de les mettre en colère. Les erreurs sont corrigées sans délai, mais idéalement, elles ne sont jamais commises. Les innovations ne sont donc pas considérées comme hostiles, mais analysées de manière critique, car si chaque étape de processus peut sembler insignifiante aux personnes externes, les employé-e-s connaissent chaque aspect de ces processus et rien ne doit être laissé au hasard.
Tout comme Lenox, ils ont dû s’adapter aux nouvelles évolutions technologiques. Dans ce contexte, ils connaissent l’environnement informatique dans le cadre de leur responsabilité à l’égard des processus, et y évoluent sans problème. Bien entendu, ce ne sont pas des informaticiens. Ce sont des spécialistes du traitement avec des compétences techniques bien développées. Pour une banque, ils incarnent d’abord et avant tout la qualité, la responsabilité et la persévérance. Les conseillères et conseillers du front office offrent aux client-e-s toute leur attention et réceptionnent leurs ordres. Les unités de traitement s’assurent ensuite, en toute discrétion, que les ordres aboutissent correctement ou, en d’autres termes, qu’ils sont bien exécutés.
Même l’éternité a une fin
Lenox travaille pour la même banque depuis 35 ans. Si beaucoup de choses ont changé, il ne saurait pas où travailler ailleurs. Cette banque fait partie intégrante de sa vie, et il fait bien son travail. Son supérieur le dit également. Il a aussi des amis dans d’autres départements, dont certains suivent des formations ou des cours. Devrait-il en faire autant? Pourquoi devrait-il suivre des cours de présentation, il n’a jamais souhaité être cadre, d’autres en sont plus capables que lui. Il n’a pas envie d’apprendre l’anglais, mais il connaît désormais les principales expressions qu’il ressort si quelqu’un lui écrit d’une autre région. Ce n’est pas qu’il n’ait pas envie d’apprendre, mais cela vaut-il vraiment la peine de suivre des cours si sophistiqués? N’est-il pas suffisant de simplement veiller à rester à niveau dans son domaine d’activités? Le chef a dit un jour qu’il était important de connaître les nouvelles applications. Et Lenox le fait, il participe régulièrement aux cours. C’est intéressant et utile au quotidien.
«Je trouve que nous innovons dans les banking operations. Je pense à tous les nouveaux outils que nous utilisons, c’est une bonne chose. Nous participons aussi aux projets, systématiquement. C’est certes stressant, toujours en plus du travail proprement dit, mais nous le faisons volontiers tant que cela peut améliorer le processus. Je trouve inutile de complexifier le processus. Ensuite, on nous promet que tout sera bien mieux et après, il faut travailler dans l’urgence pour corriger les erreurs. Mais bon, comme je l’ai dit, nous le faisons», explique Lenox.
Quand ce matin, le supérieur réunit toute l’équipe, on sent la tension dans l’air. Il devient vite évident qu’il ne s’agit pas de modifications habituelles, pas d’un nouvel outil, pas d’une nouvelle structure d’organisation. Non, il s’agit de l’ensemble. Pour Lenox, la numérisation n’a jamais signifié grand-chose. «Ce n’est pas comme si nous fonctionnions encore avec des pigeons voyageurs. Mais qu’est-ce que la numérisation? Je veux dire, ils ont encore besoin de nous aujourd’hui. Qui va trouver les erreurs et même les solutions? Nous avons toujours eu de nouveaux outils, et maintenant il y en a simplement d’autres en plus. Mais je ne comprends tout simplement pas comment on pourrait se passer de nous», constate Lenox.
Lenox est arrivé dans la banque à l’époque pour y rester. Il y a travaillé 35 ans de sa vie. Dans 15 mois, ce sera fini. On n’aura plus besoin de lui, les nouveaux outils feront le travail à sa place. À présent, il doit montrer tout ce qu’il a fait ces dernières années. Formations, perfectionnements, certifications. Lenox ne comprend pas pourquoi tout ce qu’il sait faire n’est tout à coup plus suffisant. Peut-être qu’il a négligé les signaux d’alerte, peut-être que ceux-ci n’ont pas été exprimés de manière assez claire. Lenox est un spécialiste des processus. C’est un expert opérationnel pour les processus précis de cette activité, dans cette banque. Et c’est ce qu’il sait faire. Dans 18 mois, ces processus seront numérisés et son travail s’effectuera alors de manière automatisée.
Toute activité qui disparaît est remplacée par une autre
Il serait faux de dire que la numérisation supprime des métiers et des tâches. Il s’agit bien plus d’une évolution. Lorsque quelque chose disparaît, une autre chose apparaît. Il y aura de nouveaux métiers dans l’activité des banking operations du futur. Mais ce ne seront plus des emplois de back-office au sens traditionnel du terme. Il s’agira bien plus d’emplois dans le domaine des IT operations, d’expert en création de valeur front-to-back ou d’activités de recherche de solutions haut de gamme sur toute la chaîne des processus (exception handling).
Ces métiers existent déjà aujourd’hui. Les experts en informatique forment déjà une grande partie de l’effectif bancaire. Dans le secteur des TIC qui a subi les modifications plus tôt, les spécialistes des IT operations ont depuis longtemps remplacé les processus traditionnels. Il existe aussi déjà des experts en création de valeur et de soutien du front proches des clients qui se sont spécialisés dans les processus commerciaux spécifiques, les développent en continu et assurent la coordination en cas de problèmes. La numérisation a déjà apporté son lot d’experts ultraspécialisés qui interviennent précisément là où une machine n’arrive plus à gérer la complexité. Cela fait donc déjà longtemps que les métiers de demain existent. Le problème, c’est que les employé-e-s actuels des banking operations sont dans une espèce de bulle, et ne peuvent ou ne veulent pas reconnaître que leurs métiers disparaissent progressivement.
Certains seront sauvés par la retraite. Mais nombre d’entre eux sont encore trop jeunes pour s’arrêter de travailler. Même si l’aboutissement de la numérisation généralisée de leurs processus n’est prévu que pour dans quinze ans, il leur en reste encore au moins dix ans à travailler. Si l’on admet que la population des banking operations (et des profils similaires) en Suisse s’établit à 10%, cela correspond à 10 000 personnes qui devront se trouver devant un métier totalement différent. Si un tiers d’entre elles peut partir à la retraite, il restera encore quelque 6000 employé-e-s.
Si l’argument selon lequel un autre tiers de ces personnes pourra être employé dans les nouveaux métiers ou dans d’autres se confirme, la question n’est pas de savoir si l’on pourra employer le tiers restant des personnes, mais si ce tiers de la population dispose des compétences nécessaires pour se voir proposer un emploi dans le secteur bancaire.
Si c’est le cas, le plan financier devrait trouver une solution pour les 3000 personnes restantes. 3000 personnes qui, en raison de la mentalité et de l’historique du domaine, n’ont parfois suivi aucun perfectionnement. Que se passera-t-il si les offres d’emploi ne sont pas au rendez-vous? Dans le pire des cas, quelque 6000 employé-e-s consciencieux et soucieux de fournir un travail de qualité seront confrontés à une situation impossible sur le marché du travail. Il s’agira de trouver des solutions pour ces deux scénarios.
Un développement et une formation permanents et surtout ciblés
Les formations continues spécialisées sont exigeantes. Avec l’académisation croissante, elles deviennent des obstacles pour les employé-e-s ayant à l’époque suivi une formation professionnelle sans maturité professionnelle et s’étant spécialisé-e-s au sein du domaine professionnel sans reconnaissance fédérale. En ce qui concerne les formations continues dans les hautes écoles spécialisées et les universités, seul le processus «sur dossier» est encore possible, si tant est qu’il le soit, en particulier pour les personnes qui ont changé d’orientation après un apprentissage dans un autre domaine que la banque et qui n’ont pas de maturité professionnelle. La population concernée n’a pas impérativement besoin d’un certificat tertiaire, mais un accès adapté aux formations et perfectionnements existants leur serait utile. En outre, il serait possible de concevoir des formations et des perfectionnements particuliers pour les personnes concernées par la disruption professionnelle.
Actuellement, les partenaires de l’écosystème skillaware travaillent à de tels programmes de perfectionnement spécifiques. Afin de récupérer le nombre important de personnes menacées par la disruption professionnelle, il faudrait toutefois une initiative élargie à l’échelle de toute la Suisse.
IG OPS – les spécialistes des banking operations
IG OPS est l’abréviation de la Communauté d’intérêts des banking operations. Au sein de l’IG OPS, des expert-e-s de la transformation et de la numérisation, des cadres du domaine des banking operations, des responsables du changement, des conseillères et conseillers professionnels et des représentant-e-s des employé-e-s collaborent bénévolement.
L’objectif de l’IG OPS est de sensibiliser les employé-e-s et les cadres à la transformation à venir et de clarifier l’influence des changements sur les métiers, les profils de compétences, la collaboration, la culture et les structures d’organisation.
L’IG OPS offre aux employé-e-s et aux cadres des ateliers de sensibilisation et des exposés sur divers thèmes prioritaires. Elle contribue à établir des liens avec des conseillers professionnels ou d’autres partenaires du réseau de l’IG OPS. Un livre blanc est à disposition des personnes intéressées qui souhaiteraient étudier le thème plus avant.
Outre les compétences professionnelles, les nouveaux métiers impliquent aussi des exigences plus élevées ou nouvelles en matière de compétences transversales. En particulier des domaines de compétences comme l’autogestion, la capacité d’adaptation, la communication et la collaboration, mais aussi l’aptitude à s’adapter au changement, à prendre des initiatives et les compétences techniques méthodologiques sont ici centraux.
On ne les acquiert pas à l’école. Elles s’apprennent par l’expérience et sont utilisées au quotidien. Il est en conséquence important que les cadres sensibilisent et motivent leurs employé-e-s de manière précoce à s’atteler au travail de longue haleine que représente le développement des compétences.
Des organisations comme l’IG OPS, mais aussi la campagne skillaware avec ses nombreux partenaires se tiennent à disposition pour soutenir les cadres dans cette mission.
Passerelles vers d’autres secteurs et formateurs professionnels
Pour les employé-e-s des banking operations, mais pas seulement, changer de secteur peut aussi s’avérer être une option intéressante, même si elle comporte son lot de péripéties.
Après des difficultés initiales, Lenox a accepté le changement radical de sa vie professionnelle et a cherché des solutions. Au cours de nombreux entretiens, il a étudié les possibilités d’autres métiers dans le secteur bancaire, sans parvenir à s’en arranger.
Son HR Business Partner a attiré son attention sur la Passerelle 4.0 MEM de la société du même nom. Elle offre à Lenox la possibilité de suivre une formation continue certifiée qui augmentera considérablement ses chances de travailler dans le secteur MEM. Pendant environ neuf semaines, il sera formé dans le domaine de la logistique avec lequel il a souhaité se familiariser. Il pourra aussi acquérir de nombreuses «soft skills» ou compétences transversales. Une fois achevée sa formation Passerelle 4.0 MEM, il sera en excellente voie pour trouver un nouvel emploi spécialisé, et il aura également prouvé sa capacité à prendre des initiatives et à réagir aux changements de situation.
L’IG OPS soutient les employé-e-s des banques lors de cette étape et les accompagne tout au long du processus qui est non seulement synonyme pour eux d’un adieu, mais surtout d’un nouveau départ.
L’important dans ce contexte est que l’industrie MEM ainsi que d’autres secteurs puissent employer les portefeuilles de compétences et de performance des spécialistes des processus et d’autres profils professionnels des banques. Comme dans tous les secteurs, de grands changements y ont lieu, changements dont l’aspect concernant les technologies de l’information sont déjà achevés dans les banques.
Des expertes et experts bancaires, en particulier des domaines du back-office apportent des portefeuilles de compétences intéressants qui sont complétés par de nouvelles compétences spécialisées dans le cadre de formations et de perfectionnements. Les passerelles sont le meilleur moyen de rester employable dans plusieurs secteurs à la fois.
* Lenox est un personnage fictif qui rapporte des déclarations personnelles d’employé-e-s des banking operations, et résume également les aspects de compétences et de mentalité du secteur formalisés dans le livre blanc de l’IG OPS.
Franca Denise Burkhardt est propriétaire de Bandy Analytics, une société spécialisée dans la gestion du changement organisationnel. Elle est aussi cofondatrice de la Communauté d’intérêts des banking operations.